2.
Leurs attentes ne furent pas déçues : au cours de la nuit, le campement dut essuyer une nouvelle attaque.
Shushô fut tirée de son sommeil par l’agitation qui s’était soudain emparée de Gankyû et de Rikô.
Encore… pensa-t-elle, sans vouloir se relever.
Des cris mêlés à des bruits de pas désordonnés lui parvenaient distinctement. Mais elle n’avait pas peur. Non, ce qu’elle ressentait ressemblait davantage à de l’hébétude, une sorte d’engourdissement. Et puis, comme à chaque fois, après un certain temps, aux cris de terreur succédèrent les cris d’allégresse. Et aussitôt, tous les trois s’empressèrent de charger leurs bagages sur les montures et de sauter en selle. La suite fut une course à bride abattue vers le bas de la montagne.
Les ascensionnistes commençaient à s’habituer aux attaques des yôma. À chaque nouvelle incursion, le nombre de ceux qui prenaient le parti de s’éloigner des lieux sitôt le combat achevé ne cessait d’augmenter. Cette fois, tous sans exception quittèrent rapidement les abords du lac en silence et dévalèrent la pente. Quand les hommes de tête, chevauchant leur monture, décidèrent de faire halte pour attendre ceux qui allaient à pied, l’aube pointait déjà à l’horizon. Ils avaient un peu de temps devant eux. Autant en profiter pour faire une pause.
Gankyû chercha une place convenable pour s’installer, puis il attacha les rênes de son haku à la branche d’un arbre et se tourna vers Shushô.
— Tu peux…
« … te reposer ici », s’apprêtait-il à lui dire. Mais l’expression qu’il lut sur son visage l’empêcha de poursuivre.
— Gankyû. Il faut que je te parle, lâcha-t-elle en le regardant droit dans les yeux.
— Je t’écoute.
— Allons dans un endroit où on sera tranquilles.
— Non. Si tu veux me parler, vas-y.
— C’est pour toi que je dis ça. Je suis sûre que tu ne tiens pas à ce que les autres entendent ce que j’ai à te dire.
Gankyû hésita un moment, fixant toujours Shushô. Malgré l’obscurité, il voyait la colère briller au fond de ses yeux.
— Comme tu voudras.
Il détacha son haku, sauta en selle et lui tendit la main. Shushô la saisit et il la hissa en croupe.
— Je viens avec vous, dit Rikô.
— Non, reste ici, lui dit Shushô.
— Ne t’inquiète pas, je ne me mêlerai pas de votre conversation. C’est juste pour faire le guet. Je te le promets.
Elle s’apprêtait à argumenter, mais déjà Rikô était sur son sûgu. Gankyû ne fit aucune objection à sa présence. Il lança son haku, et l’animal se mit à voler au ras du sol, évitant les quelques troncs renversés çà et là. Ils s’éloignèrent rapidement. Quelques instants plus tard, ils avaient atteint une colline surplombant l’endroit qu’ils venaient de quitter. Des arbres se dressaient à son sommet au milieu d’autres, couchés à leur pied. Gankyû posa son haku derrière les arbres morts. Puis il s’assit sur un tronc recouvert de mousse, pendant que Rikô allait se poster un peu plus loin. La place que Gankyû avait choisie lui permettait d’apercevoir en contrebas les ascensionnistes en train de se reposer. Shushô vint se planter devant lui. Elle tourna la tête vers Rikô resté à l’écart, prit une inspiration et ramena son regard vers Gankyû.
— De quoi avez-vous parlé avec Kinhaku ?
En réponse à sa question, Gankyû, souriant, ouvrit le sac de cuir qu’il transportait avec lui.
— Pourquoi tu m’as amené jusqu’ici ? Tu as entendu notre conversation ? demanda-t-il.
— Vous espériez que les yôma nous attaquent.
— Absolument.
Il brandit le sac devant son haku et en retourna le fond : un morceau d’aile encore couverte de plumes tomba au sol.
— Que… qu’est-ce que c’est que ça ?
— Un bout de yôma.
— Mais qu’est-ce que tu fais avec un truc pareil ?
Gankyû regardait Shushô, l’air de dire : « C’est évident, tu ne vois pas ? » Le haku approcha précipitamment son museau.
— II… il mange ça ? Il mange du yôma !?
— Il n’est pas très regardant, dit Gankyû, impassible.
Puis, à l’aide de son épée, il coupa le morceau en deux parts égales, en prit une en la tenant par les plumes, et la lança au loin. Le bout d’aile traça une courbe dans les airs et vint atterrir sous le nez de Seisai qui se jeta dessus avec avidité. Shushô eut un haut-le-cœur.
— Mais c’est horrible !
— Faut bien qu’ils mangent, eux aussi. De toute façon, les haku avalent n’importe quoi. Et les sûgu ne se nourrissent pas que de pierres précieuses, ils ont besoin de viande de temps en temps. Ce n’est pas bon que les montures aient le ventre vide… Mais tu voulais me demander quelque chose, je crois…
Shushô regardait avec dégoût le spectacle des deux animaux en train de se repaître. Elle secoua la tête comme pour se débarrasser de l’écœurement et braqua son regard sur Gankyû.
— Tu espérais que les yôma allaient nous attaquer, et ils nous ont attaqués. Comment tu expliques ça ?
— On a eu de la chance, dit-il en fouettant l’herbe de son épée.
Elle serra les poings.
— Tu trouves pas que c’est un peu court comme explication ?
— C’est comme ça.
— Tu mens. J’ai du mal à croire à une coïncidence pareille. Toi et Kinhaku, vous espériez qu’ils viennent cette nuit, n’est-ce pas ? Et ils sont effectivement venus ! Et des personnes sont mortes !
— On ne sait pas encore si quelqu’un a été tué.
— Ce n’est pas la question ! cria Shushô. Pourquoi vouliez-vous qu’ils nous attaquent ? Et pourquoi les choses se sont-elles passées exactement comme vous le souhaitiez ?
— Calme-toi, dit Gankyû en soupirant. Tu es peut-être une gamine intelligente, mais tu manques encore de raison.
— Réponds-moi !
Elle bouillait de colère.
— Oui, je voulais que les yôma nous attaquent. Parce que les trois jours qui nous attendent vont être particulièrement dangereux.
— Tu voulais donc que le sang coule près du lac, c’est ça ?
— Exactement. Le sang versé cette nuit va nous permettre d’être tranquilles pour quelques jours.
— Et vous avez attiré les yôma… dit-elle d’une voix amère, le foudroyant du regard.
Gankyû haussa les épaules.
— Ça… Tout ce que je peux te dire, c’est que Kinhaku pensait qu’il serait bon qu’ils viennent, et que j’étais de son avis. C’est tout.
— Une autre question, alors : y a-t-il un moyen d’attirer les yôma ?
— Bien sûr, c’est très facile. Il suffit de sacrifier un animal. Une chèvre, un cheval, un oiseau, peu importe. Ça ne marche pas à tous les coups, mais c’est assez efficace.
— Tu n’as vraiment pas de cœur, ma parole ! cria Shushô en levant le poing.
Et elle l’abattit sur Gankyû. Il l’intercepta sans effort.
— Tu l’as peut-être oublié mais c’est toi qui m’as engagé pour te conduire au mont Hô.
— Et donc ?
— Et donc, ce que je fais pour te protéger, c’est comme si tu le faisais toi-même.
— Qu’est-ce que c’est que cet argument tordu ?
— Pourquoi tordu ? C’est très logique au contraire. En réalité, ce n’est pas moi qui ai agi, mais toi. Alors réfléchis un peu avant d’ouvrir la bouche.
— N’importe quoi !
Shushô se débattit pour se dégager, mais Gankyû la retenait fermement par le poignet.
— Personne ne t’a demandé de faire une chose aussi cruelle ! reprit-elle.
— C’est pourtant ce qu’il fallait faire, si tu veux arriver saine et sauve au mont Hô. Pour protéger leur client, les gôshi doivent parfois profiter des autres. C’est la règle.
— Non ! cria Shushô en tirant son bras de toutes ses forces.
Gankyû finit par lui lâcher la main. La fillette tomba à la renverse. Folle de rage, elle voulut se précipiter sur lui, mais ses jambes se dérobèrent et elle resta assise sur le sol.
— C’est vraiment infect, ce que tu as fait…
— Si tu penses ça, c’est que tu manques de réalisme.
Il tourna la tête vers le haut de la pente. Rikô se tenait assis sur un arbre déraciné, les bras entourant ses genoux repliés contre sa poitrine. Il les regardait en silence.
— La mer Jaune n’est pas faite pour les humains, reprit Gankyû. Venir dans un endroit pareil, c’est déjà de la folie. Alors dis-moi, qu’est-ce qu’on fait si un yôma nous attaque ? Je dois l’affronter pour te protéger, c’est ça ? Mais tu rêves, ma petite ! Si nous devons nous battre avec eux à chaque fois qu’ils nous attaquent, il n’y aura bientôt plus un seul ascensionniste pour se rendre au mont Hô ! La plupart des yôma sont bien plus forts que moi, et certains sont même capables d’anéantir une division entière de l’Armée royale. Alors, qu’est-ce que tu crois ? À moins que tu ne t’attendes à ce que je combatte jusqu’à la mort pour te permettre de fuir ? C’est ça ? Tu veux que je sacrifie ma vie pour toi ?
Shushô ne savait quoi répondre.
— Et si tu penses que les yôma ne s’en prennent pas à ceux qui sont accompagnés d’un garde du corps, laisse-moi te dire que tu te fourres le doigt dans l’œil, et que cette idée est même assez puérile. Ici, nous sommes en territoire yôma. Nous sommes entrés chez eux et ils ne se priveront pas de nous le rappeler. Peut-être que tu te disais qu’avec un peu de chance on pourrait atteindre le mont Hô sans en rencontrer un seul ? Oui, eh bien, tu oublies qu’il faut compter pas moins d’un mois et demi de marche pour arriver là-bas ! Combien de temps il t’a fallu pour te rendre à Ken ? Quelques jours. Et pendant ces quelques jours, tu n’as couru aucun danger ?
— C’est pas…
— Même dans le royaume de Kyô, tu as fini par tomber sur un voleur, et tu t’es fait voler ta monture. Alors imagine, en passant un mois et demi dans la mer Jaune. C’est bien autre chose que tu peux y laisser, c’est ta vie, ma petite !
— Mais c’est pas…
— Écoute, tu m’as bien engagé pour te protéger, non ? Pour que je prenne les risques à ta place. Alors, quelle est la différence ? De toute façon, à partir du moment où tu es entrée dans la mer Jaune, tu as fait le choix de sacrifier les autres pour ta propre survie.
— Non ! C’est faux !
— C’est comme ça, la sécurité a un prix. Pourquoi crois-tu que les ascensionnistes choisissent toujours de voyager en groupe ? Pourtant, plus le convoi est nombreux, plus il est facile à repérer pour un yôma. Mais malgré ça, ils préfèrent rester groupés. Pourquoi, à ton avis ? Tout simplement parce qu’on a plus de chances de s’en tirer lorsqu’on est plusieurs. Et tu veux savoir pourquoi ? Parce que…
— Ça suffit ! Arrête, je t’en prie !
— ... parce que au moins, on peut se sauver pendant que les autres se font bouffer !
Shushô se mordit les lèvres.
C’est vrai. Il a raison.
— Les humains, comme tous les animaux faibles, se regroupent d’abord pour leur survie. Parce que en groupe, il y a toujours la possibilité que le danger tombe sur un autre. C’est aussi simple que ça.
— C’est cruel…
— Cruel ? Pourquoi cruel ? Tu réagis comme une enfant. Ce n’est pas cruel, c’est la loi de la nature, c’est tout.
— La loi… murmura Shushô.
— Dans la mer Jaune, le nombre est toujours un avantage. Mais tu n’imagines quand même pas que je peux, à moi seul, garantir aux cinq cents personnes qui se rendent au mont Hô qu’elles y parviendront toutes saines et sauves. Même si on additionne tous les gôshi, nous ne sommes pas assez nombreux pour protéger tout le monde. Je dois d’abord veiller à la sécurité de mon client, toi en l’occurrence. Si tu arrives à destination, alors ça voudra dire que j’aurai bien fait mon boulot, un point c’est tout. Que d’autres meurent en chemin, ça, c’est pas mon affaire. Leur sang aura permis d’éloigner les yôma. En ce qui me concerne, c’est tant mieux, et je les en remercie.
— Ça suffit… dit-elle d’une voix sans timbre.
Elle ramena ses genoux contre sa poitrine et y colla son front. Gankyû soupira. Il jeta un regard à Rikô, toujours assis sur son arbre. Il ne pouvait pas voir son visage à cause du contre-jour que projetait la lune derrière lui, mais il le vit clairement faire un petit mouvement de la tête, comme un signe d’assentiment.
— Shushô… dit Rikô.
— Ça va, je sais. Je ne suis encore qu’une enfant…
— Pourquoi es-tu venue dans la mer Jaune ?
Elle releva le menton. La silhouette de Rikô se détachait en ombre chinoise sur la clarté de la nuit. Elle était certaine qu’en cet instant il ne souriait pas.
— As-tu oublié les raisons qui t’ont décidée à te rendre sur le mont Hô ?
— Non, je n’ai pas oublié. Et c’est bien pour ça que…
— Un roi est parfois obligé de faire couler le sang s’il veut préserver son royaume et garantir la paix. Et même si ce n’est pas lui qui donne des ordres en ce sens, mais un de ses ministres, au bout du compte, c’est quand même à lui qu’en revient la responsabilité. Il n’existe pas un seul trône qui n’ait été, à un moment ou à un autre, souillé par le sang.
Shushô, silencieuse, gardait les yeux fixés sur la tache sombre que projetait le clair de lune le long de l’arbre déraciné.
— Le roi fait couler le sang des autres. C’est son privilège, mais c’est aussi son fardeau…
Elle resta un moment sans rien dire et baissa la tête.
— Oui, peut-être… Tu as raison, lâcha-t-elle d’une petite voix.